L’équilibre européen trouve sa justification dans la défense de la liberté de tous face à une ambition de domination singulière. Il est une référence constante de la vie politique européenne depuis le xvie siècle, même si ses modalités et ses garants changent au fil du temps. Les principaux États du continent sont les plus impliqués dans la conservation de l’équilibre européen alors même que leur quête de puissance contribue à le mettre en péril.

Honoré Daumier, « L’Équilibre européen », planche n° 231 de la série « Actualités », 1866, lithographie, publiée dans Le Charivari, le 1er décembre 1866. Daumier a dénoncé très tôt l'instabilité politique et diplomatique en Europe. Cette planche à l'impact visuel très fort a été réalisée dans le climat de menace de l'équilibre européen consécutif à la guerre austro-prussienne de 1866. Source : BnF, Estampes et Photographie, Rés. Dc-180b (74)-Fol.
Sommaire

Bien qu’on puisse déjà la trouver dans la Grèce antique, la notion d’équilibre des puissances ne s’impose comme concept fondamental des relations internationales qu’à partir du xvie siècle. Il est l’alternative à l’idéal de l’empire, hérité de la période romaine, qui permettait de penser la stabilité d’un ensemble politique composé de plusieurs États par la domination d’un seul et la sujétion des autres. Mais dans l’Europe politique qui émerge du Moyen Âge sur le modèle d’une république sécularisée de souverainetés égales en droit et en dignité, le principe même de la paix par l’empire n’est plus acceptable. Dès lors, la lutte contre l’hégémonie d’une seule grande puissance et le combat pour l’équilibre devient un enjeu qui transcende la singularité de chaque État européen.

C’est dans l’Italie divisée entre plusieurs États rivaux de la fin du xve siècle que la notion d’équilibre des puissances devient véritablement opératoire. On la retrouve à plus grande échelle au siècle suivant dans la lutte que se livrent les Valois et les Habsbourg. Entre François Ier et Charles Quint, Henri VIII d’Angleterre choisit d’alterner ses alliances et sa bienveillance en fonction de l’évolution du rapport de force entre les deux princes les plus puissants de son temps. Il adopte le principe de la balance of power qui demeure pour les siècles suivants la pierre angulaire de la politique européenne anglaise puis britannique. Aux xvie et xviie siècles, l’équilibre européen est pensé sur le modèle de la balance avec un poids et un contrepoids qui s’annulent mutuellement. L’instauration d’un équilibre entre puissances est considérée comme un facteur de paix sur le continent. L’article 2 du traité de paix anglo-espagnol signé à Utrecht en juillet 1713 précise que son but est de « stabiliser la paix et la tranquillité de la chrétienté par un juste équilibre des puissances ». Mais au xviiie siècle, les mutations géopolitiques, les modifications de la hiérarchie des puissances ne permettent plus de concevoir l’équilibre dans les mêmes termes, bien que son principe demeure. Tout d’abord, la pentarchie des grandes puissances (Autriche, France, Grande-Bretagne, Prusse, Russie) impose de penser l’équilibre européen comme le produit de la combinaison d’alliances et non plus comme un face-à-face. Ensuite, l’intégration des facteurs économiques et commerciaux dans l’estimation de la puissance, couplée avec la globalisation des enjeux internationaux, implique les territoires ultramarins dans la détermination de l’équilibre européen. Enfin, avec la Révolution française, les modèles idéologiques intègrent également l’équation complexe de l’équilibre européen.

Après leur victoire sur Napoléon et le démantèlement de son empire, les principales monarchies européennes se mettent à la recherche d’un nouvel ordre international susceptible de mettre fin aux déséquilibres antérieurs. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont montré comment la désunion des monarques légitimes peut favoriser l’émergence d’un perturbateur et « troubler le repos » de l’Europe. Il s’agit en particulier d’éviter que l’une ou l’autre puissance puisse être anéantie, comme ce fut le cas de la Prusse ou de l’Autriche, ravalées au rang de vassales de Napoléon. En 1815, les puissances veulent en somme garantir leur sécurité par la mise en place d’un système qui ne répudie certes pas la guerre, mais limite son ampleur : chaque puissance doit pouvoir, si nécessaire, défendre ses intérêts par les armes, mais on souhaite désormais éviter une guerre générale à laquelle aucun des grands États n’est certain de pouvoir survivre. Il n’existe toutefois pas de consensus quant à un plan détaillé de réorganisation des relations internationales, mais un air du temps favorable à la conciliation et surtout viscéralement hostile à la Révolution, en tant que projet de renversement complet des hiérarchies entre États, mais aussi entre gouvernants et gouvernés. Parmi les différents projets de refondation de l’équilibre européen, celui du tsar Alexandre Ier, en particulier, entend constituer l’Europe en une « nation chrétienne ». Ces principes philosophiques, qui s’inscrivent dans l’effervescence culturelle du romantisme naissant, coexistent avec des positions plus réalistes, portées notamment par la Grande-Bretagne qui souhaite consolider son expansion mondiale en assurant le calme en Europe.

Entre le congrès de Vienne (1815) et le « printemps des peuples » (1848), l’équilibre européen s’incarne dans la tenue régulière de réunions diplomatiques rassemblant les grandes puissances européennes. En fait, la plupart du temps, elles donnent une onction européenne aux décisions unilatérales inspirées par l’intérêt de chacune d’elles. Elles sont confrontées aux nationalismes naissants qui sont susceptibles de provoquer une modification de l’assise territoriale des différents États, et donc de rompre l’équilibre européen. La croyance en l’existence d’une « âme des peuples » nourrit l’idée, portée notamment par les démocrates, d’un nouvel équilibre reposant sur la fédération des différents peuples européens, constitués en républiques nationales elles-mêmes regroupées, selon le fameux projet de Victor Hugo, en « États-Unis d’Europe ». Mais le bouillonnement révolutionnaire déclenché par le « printemps des peuples » de 1848 démontre l’impossibilité de découper le continent européen en États-nations clairement délimités. Entre 1848 et 1850, l’union retrouvée des monarques met fin aux différentes expériences nationales et démocratiques qui ont fleuri sur le continent européen.

Dans la seconde moitié du xixe siècle, le développement du nationalisme d’une part, l’industrialisation d’autre part, bouleversent les facteurs de l’équilibre européen. Les décennies 1850, 1860 et 1870 connaissent un certain nombre de conflits de grande ampleur, qui manifestent les nouvelles hiérarchies entre nations. La puissance industrielle et démographique est de plus en plus clairement la clé de la suprématie militaire. Dans les années 1850, la France parvient de nouveau à dominer les relations internationales en Europe, en jouant toutefois le jeu de l’équilibre européen : c’est alors la Russie qui paraît, par ses ambitions en Orient, constituer la plus grande menace. Dans les années 1860, la Prusse, qui était jusqu’alors la plus faible des grandes puissances, devient grâce à l’industrialisation un poids lourd économique, ce qui lui permet de réaliser à son profit l’unité allemande. La guerre de 1870-1871 laisse la France et l’Allemagne face à face : le concert des puissances ne parvient pas à empêcher que la première ne se retrouve proche de l’anéantissement à cause de la seconde. L’inquiétude de la Russie et de la Grande-Bretagne, cependant, permettent à la France de se relever peu à peu. Ce redressement n’exclut pas un profond isolement, dû au refus persistant d’intégrer des relations internationales réorganisées autour de l’Allemagne. Le chancelier Bismarck constitue en effet un réseau d’alliances bilatérales qui lui permet de faire figure d’arbitre de l’Europe. En 1878, la conférence de Berlin évite ainsi une guerre générale en imposant à la Russie de renoncer à exercer sa prépondérance dans les Balkans.

De plus en plus, les facteurs de l’équilibre européen sont à trouver hors d’Europe : le xixe siècle est une époque de mondialisation, qui se traduit par la colonisation, mais aussi par l’émigration massive des Européens outre-mer et par la mise en place de réseaux d’échanges de dimension globale. Les grandes puissances européennes s’attachent alors à trouver un surcroît de puissance hors d’Europe, par la constitution de sphères d’influence de dimension mondiale. Si l’équilibre européen est toujours assuré par la réunion de conférences diplomatiques chargées de régler les grandes questions à l’ordre du jour, beaucoup considèrent désormais, parmi les décideurs et les opinions publiques, que la course à la puissance est la seule garantie de la survie. Outre-mer, les puissances européennes trouvent matières premières, main-d’œuvre, ressources financières, débouchés commerciaux, mais aussi troupes et alliés : en 1902, le Royaume-Uni s’allie au Japon, première puissance industrialisée hors d’Occident. Les États-Unis, qui sont déjà la première puissance industrielle, refusent toujours de s’impliquer dans les rivalités européennes, ce qui ne les empêche pas de bâtir leur propre empire, et participent à la définition de l’équilibre mondial, qui tend à se substituer à l’équilibre européen. C’est pourtant bel et bien la question de l’équilibre européen qui va contribuer à déclencher cette guerre générale redoutée mais évitée par la diplomatie depuis des décennies : à l’été 1914, chacun des grands États européens est prêt à prendre le risque de la « grande guerre » car il vit à la fois dans l’illusion d’un rapport de force favorable et dans la peur qu’il finisse par devenir défavorable, tant les transformations économiques, sociales, politiques et culturelles qui s’enchaînent rendent précaire la hiérarchie des puissances. C’est précisément l’équilibre des forces de l’Entente et des empires centraux qui mène à l’enlisement d’une guerre européenne devenue mondiale.

Très vite, la violence de cette guerre d’un nouveau genre conduit les belligérants à une réflexion sur ses origines et sur les moyens de conjurer son retour, le principe d’équilibre ayant fait faillite. Les grandes puissances tentent de le remplacer, au cours du xxe siècle, par celui de la sécurité collective incarné par la SDN puis l’ONU, dont le fonctionnement semble toutefois précisément conditionné par l’équilibre des puissances, devenu véritablement mondial.

L’impératif de l’équilibre des puissances répond à la crainte de l’hégémonie d’un seul qui ne peut être écartée que par le rapprochement, bon gré mal gré, des autres États. Dans cette perspective, c’est la force qui répond à la force pour assurer la paix et non l’idéal irénique autant que juridique d’une société morale des nations. La recherche de l’équilibre s’inscrit dans la logique d’une double contrainte, la première est celle du contrepoids pesant sur la puissance la plus importante, considérée de ce fait comme la plus ambitieuse ; la seconde est la nécessité de s’unir pour les autres afin de sauvegarder leurs intérêts. L’équilibre européen est tout à la fois un principe d’organisation de la coexistence d’États, une promesse de paix et de stabilité, autant qu’un horizon qui sans cesse se dérobe.

Citer cet article

Fabrice Jesné , Éric Schnakenbourg , « L’équilibre européen », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12284

Bibliographie

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