John Ruskin (1819-1900) et la peinture française

La portée de l’œuvre de John Ruskin a été, et est encore, considérable tant en Angleterre que sur le continent. Son œuvre publiée constitue une véritable éducation esthétique et morale du regard pour ses contemporains victoriens. Véritable incarnation des aspirations esthétiques de son époque, l’œuvre de John Ruskin frappe pourtant par son ethnocentrisme, contournant soigneusement la question de la peinture française. Ce manque nous éclaire particulièrement sur sa vision fortement morale de l’art et de son rôle social.

John Ruskin (1819-1900), autoportrait, 1875, aquarelle, 47,6 x 31,1 cm. Source : Wikimedia Commons.
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Persuadé que « l’art de n’importe quel pays est le représentant de ses vertus sociales et politiques », John Ruskin attribue un rôle de grande importance à l’art : celui d’être le révélateur de la santé éthique de sa nation.

Critique d’art, écrivain, homme politique, réformateur social, sociologue anglais, John Ruskin (1819-1900) est considéré comme l’un des personnages les plus influents de l’époque victorienne. Les historiens de l’art se sont intéressés surtout à ses écrits sur l’art, notamment ses Modern Painters, diffusés dans toute l’Angleterre victorienne et plus largement en Europe. Ils l’ont sacré grand critique d’art et théoricien de la peinture de son temps pour notamment sa défense du peintre Joseph Mallord William Turner, son soutien au mouvement préraphaéliste et son procès contre James Abbott McNeill Whistler. John Ruskin est aussi un auteur prolifique aux sujets de réflexion riches et variés. En écrivant de la poésie, des essais sur la géologie, la botanique, la politique, l’église, l’économie, la peinture, la sculpture, la littérature, l’architecture, l’éducation artistique et l’esthétique, John Ruskin appose son sceau sur toutes les valeurs de l’Angleterre victorienne.

Un certain mépris pour la peinture française

Si John Ruskin parle couramment le français et est resté toute sa vie en contact avec la culture française, louant sans relâche son architecture et sa littérature, Molière et Jean-François Marmontel, l’absence de grand texte sur la peinture française démontre à son lectorat le peu d’intérêt qu’il porte à ce sujet ainsi qu’un certain mépris. Il soutient sans détour que les quatre grandes écoles de l’art sont celles de l’Italie, de l’Espagne, des Pays-Bas méridionaux et de l’Angleterre. Pour lui, les Français n’ont pas d’école artistique sauf dans le domaine des arts décoratifs. Pour Ruskin, la France n’a jamais produit un seul grand peintre.

Ruskin ne cache pas que ses connaissances sur la peinture moderne française sont limitées, l’empêchant de lui consacrer un chapitre particulier dans son ouvrage. Cependant, au fil de ses écrits sur l’art et dans les textes de ses conférences, le sujet trouve sa place, mais éparpillé, ce qui se révèle particulièrement instructif. Sa condamnation de la peinture de ce pays catholique et révolutionnaire place ce protestant monarchiste face à de nombreux questionnements intellectuels et esthétiques.

Ses références aux œuvres de Claude Lorrain, Nicolas Poussin et Gaspard Dughet – alors connu par Ruskin sous le nom de Gaspar Poussin – sont révélatrices de sa pensée sur l’art. Ces artistes modernes sont en effet les premiers grands maîtres à recevoir les foudres du critique. Dans le premier volume des Modern Painters, l’éloge par Ruskin de Turner est appuyé en comparaison du jugement sévère qu’il porte sur les peintres français du xviie siècle. Il fonde son esthétique sur un engagement chrétien explicite et particulièrement romantique de la vérité de la nature. Soucieux d’éduquer l’œil de ses contemporains, Ruskin critique Claude Lorrain pour sa mauvaise compréhension de la nature dont il privilégie une vision idéale qui triomphe dans ses paysages, au mépris de l’expression des sentiments véritables, révélant alors des conséquences pernicieuses sur l’esthétique européenne. En affirmant que le sort d’une société repose sur sa capacité à voir clairement sa relation à la nature et à la religion, les éléments visibles du monde naturel physique apparaissent comme autant de liens entre l’homme et Dieu. Cette déification par Ruskin de la nature a des conséquences importantes pour sa théorie esthétique, au nom de laquelle il reproche à ces artistes français de rompre l’alliance entre la nature et Dieu. L’art devient, sous la plume de Ruskin, un élément révélateur de la vertu morale d’une nation. Dans la peinture française, certains effets le choquent. Il en critique la sensualité, décrivant les peintres français modernes comme des jouisseurs sans aucune conscience de la couleur. Cette rhétorique est une constante dans l’œuvre de Ruskin, mais sa critique de la peinture de ses contemporains français, si elle suscite l’intérêt amusé par son verbe, manque bien souvent d’exemple : la fougue est plaisante mais souvent sans fondement.

L’incarnation d’une culture

Ruskin n’a certainement jamais tenté de suivre l’actualité artistique d’un autre pays que le sien. Alors qu’il a visité à de nombreuses reprises le musée du Louvre, il semble n’avoir jamais fréquenté le Salon parisien. Finalement, son discours le plus circonstancié sur la peinture française contemporaine paraît dans ses Academy Notes. Il y réserve une place modeste à la « French Exhibition », cette exposition annuelle d’artistes français se tient de 1854 à 1896 à la French Gallery fondée par Ernest Gambart à Londres, en lui consacrant quatre minces comptes rendus de 1856 à 1859. Sur les quatre années commentées, ses articles, en moyenne de deux pages, permettent d’établir une liste de dix artistes et de trente-deux de leurs œuvres. Les œuvres d’Alexandre Antigna, Rosa Bonheur, Édouard Frère, Ludwig Knaus de nationalité allemande, Henri Le Hon, Jean-Louis Ernest Meissonier, Antoine Émile Plassan, Ary Scheffer, Jean-Baptiste-Jules Trayer et Constant Troyon y sont commentées de manière inégale. Sur les trente-deux œuvres critiquées dix-huit ont été peintes par Édouard Frère. Ruskin admire particulièrement ses témoignages de la vie paysanne et affiche un intérêt pour les thèmes paysans proportionnel à la méfiance hostile qu’il éprouve à l’égard de la société parisienne qu’il juge corrompue.

Le défaut d’engagement de Ruskin en faveur de la peinture française de son époque trouve une explication au début de ses notes sur la « French Exhibition » de 1857. Ruskin y affirme que l’art de chaque nation possède des caractères spécifiques qui doivent être étudiés longuement et précisément avant qu’un étranger puisse émettre un jugement. Ruskin confesse alors ne pas se sentir encore en mesure de proposer une étude sérieuse de l’École française. Finalement, loin de ses grands principes énoncés en 1857, Ruskin affirme une vingtaine d’années plus tard que les œuvres des peintres Jacques-Louis David et de Paul Delaroche ne sont que des « décors de théâtre simplement intelligents » et non des peintures, que Jean-Léon Gérôme et Ernest Meissonier sont des « petits maîtres » aux qualités mineures et que la peinture religieuse de Le Sueur n’est que « pure nuisance ».

 

L’œuvre de Ruskin est le résultat d’états successifs de sa pensée plutôt qu’une somme. Les contradictions apparentes abondent et ses grands développements peuvent paraître mal articulés au point de laisser croire que certains de ses arguments ne sont que des figures théoriques. En affirmant que l’art doit être considéré comme la création et l’incarnation d’une culture, Ruskin atteste que la production artistique d’un pays donne de précieux indices sur l’état politique, social et spirituel de ses créateurs. Il insiste pour que chaque nation, à chaque moment de l’histoire, y compris la sienne, soit jugée en fonction de l’art qu’elle produit, précisant qu’il est inutile – voire impossible – de tenter de l’améliorer dans l’espoir d’améliorer l’état général de la nation.

Citer cet article

Carole Rabiller , « John Ruskin (1819-1900) et la peinture française », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12368

Bibliographie

Casteras, Susan P. et al., John Ruskin and the Victorian Eye, New York Phoenix, Harry N. Abrams, Phoenix Art Museum, 1993.

La Sizeranne, Robert de, Ruskin et la religion de la beauté, Paris, Hachette et Cie, 1897.

Waschek, Matthias (dir.), Relire Ruskin. Cycle de conférences organisé au musée du Louvre du 8 mars au 5 avril 2001, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2003.