L’abolitionnisme prostitutionnel

xixe-xxie siècles

L’abolitionnisme est un mouvement européen, né en Angleterre vers 1869, prônant la suppression du réglementarisme. En son sein cohabitent des prohibitionnistes, partisans de la fin du réglementarisme et de l’interdiction de la prostitution, et des abolitionnistes, opposés uniquement à la prostitution réglementée. À la fin du xixe siècle, l’abolitionnisme étend son champ d’action à la lutte contre la traite des Blanches. Au xxe siècle, le réglementarisme étant aboli, ce terme désigne, le plus souvent, les opposants à toute forme de prostitution. 

Portrait photographique de Joséphine Butler. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Créé en France vers 1800, le réglementarisme ne déclenche pas une immédiate opposition. Mais, celle-ci naît dès son adoption en Angleterre en 1869 : des médecins et des femmes contestent ce French System. La Ladies National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts, dirigée par les féministes Elizabeth Wolstenholme et Josephine Butler, dénonce d’emblée l’iniquité de cette loi fondée sur une double morale sexuelle : seules les femmes sont pénalisées, leurs clients ne sont jamais inquiétés. Au bout de six ans, en mars 1875, ce combat conduit à la fondation par Butler de la Fédération britannique, continentale et générale pour l’abolition de la prostitution. Son nom indique son ambition européenne, il est aussi l’expression de la conscience qu’à une pratique européenne doit répondre une solution européenne, affirmation pour le moins innovante. Cette « croisade », ainsi que la nomme Butler, est teintée de religiosité et de moralisme ; il s’agit de secourir des filles déchues. Ce jugement est partagé par la plupart des Européen(ne)s, comme l’indiquent les termes utilisés à la fois pour désigner la prostituée, que pour proférer des jures qui forment ainsi un lexique européen de la prostitution. La militante anglaise condamne la prostitution et veut remettre « ses sœurs » dans le droit chemin. Les critiques abolitionnistes en France sont d’une autre nature : la philosophe féministe Maria Deraismes considère que les maisons de tolérance sont des concessions aux exigences masculines ; le publiciste féministe d’extrême gauche Yves Guyot avance, quant à lui, des arguments juridiques, politiques et sanitaires. En 1876, il lance une campagne abolitionniste dans la revue Les droits de l’homme, dans laquelle il dénonce le non-respect de ces droits puisque les prostituées sont extraites du droit commun par le réglementarisme et son instrument, la police des mœurs. Ce système est donc contraire à la dignité humaine et à l’universalité, défendue par de nombreux abolitionnistes. Son injustice est flagrante puisqu’il s’en prend aux seules prostituées et ignore la responsabilité des clients. Quant à l’argument sanitaire, il est, selon les abolitionnistes, irrecevable. Des médecins, tel le français Fiaux, démontrent l’inefficacité du réglementarisme dans sa lutte contre la contamination vénérienne puisque les filles soumises sont même davantage atteintes que les clandestines, en raison des visites médicales dépourvues d’hygiène. Malgré les divergences entre les militant(e)s naît à Genève, en 1877, la Fédération abolitionniste internationale contre la prostitution réglementée (FAI) qui publie le Bulletin continental. Le mouvement abolitionnisme, souvent soutenu par la franc-maçonnerie et les milieux protestants, se structure en un solide réseau européen par la fédération des branches nationales et de grands congrès dans les années 1880. Celui de Gênes, en présence de délégués de seize cents associations ouvrières, vote en 1880 « un manifeste tendant à provoquer l’abolition de la prostitution légale ». Bientôt, deux tendances se confrontent au sein de la FAI : les prohibitionnistes veulent l’interdiction du réglementarisme et de la prostitution, mettant en avant la dignité humaine et la morale ; les abolitionnistes, ennemis du réglementarisme mais fervents défenseurs du libéralisme, ne réclament pas l’interdiction de la prostitution tant qu’elle concerne deux adultes consentants, ainsi unis en un contrat qui ne regarde pas l’État (certains proclament même que les femmes doivent être libres de l’usage de leur corps). En février 1900, les féministes radicales allemandes accordent, elles, la priorité à la lutte contre le réglementarisme au nom du « devoir moral » envers les individus. En Russie, l’opposition au réglementarisme, conduite par des philanthropes ou des socialistes, se focalise sur la contamination vénérienne (congrès sur la syphilis, 1897) et l’exploitation des « esclaves blanches ». À travers toute l’Europe, des pétitions abolitionnistes réclament la fermeture des « bordels » et l’action des gouvernements (telle l’institution en Italie d’une commission « chargée de donner son avis sur la révision des règlements »). Les initiatives privées et militantes se multiplient au tournant du siècle : en France, L’Œuvre libératrice de la féministe Avril de Sainte-Croix, alors tête de file de l’abolitionnisme français, ouvre des maisons d’accueil pour aider à la réinsertion des prostituées ; en Hollande, Mission de Nuit espère agir contre la prostitution en s’adressant aux « clients des maisons de débauche » des principales villes. Les quelques victoires abolitionnistes (Angleterre, 1883) n’empêchent pas le succès européen de la théorie pseudo-scientifique de la prostituée née, reconnaissable à des signes corporels tels que la pilosité ou la taille du clitoris (Lombroso et Ferrero, La Femme criminelle et la Prostituée, 1886).

Les désaccords au sein de la FAI cèdent à l’urgence de lutter contre un nouveau « fléau » favorisé par la révolution des transports : la traite des Blanches à travers l’Europe et vers d’autres continents. Les abolitionnistes soulignent la responsabilité du réglementarisme et de ses maisons closes, énorme débouché pour les proxénètes. Si le combat contre la traite des Blanches favorise la fin des dissensions, il affaiblit l’abolitionnisme originel : fruit d’un mouvement anglais de la fin des années 1890, l’International Bureau for the Suppression of Traffic in Women and Children, qui assimile femmes et enfants au grand dam des féministes, accepte le réglementarisme comme mode de contrôle, avec des accents moralisateurs, voire conservateurs. L’ouverture des bordels militaires de campagne (BMC) durant la Première Guerre mondiale met en échec les abolitionnistes. Seule la Russie révolutionnaire supprime le réglementarisme, mais à partir de 1929 réprime durement les prostituées, qualifiées de déviantes et internées en centres de rééducation forcée. Le réglementarisme ne disparaît complètement en Europe qu’au milieu du xxe siècle. Le 2 décembre 1949, l’ONU adopte la convention « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui », laquelle est dite incompatible avec la dignité humaine. Au xxie siècle l’abolitionnisme est souvent confondu avec le prohibitionnisme ; l’opposition au néoréglementarisme lui redonne néanmoins son sens originel.

Citer cet article

Yannick Ripa , « L’abolitionnisme prostitutionnel », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12180

Bibliographie

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Corbin, Alain, Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution aux xixe et xxe siècles, Paris, Aubier, 1978 [rééd. Flammarion, 1982].

Maugère, Amélie, Les politiques de la prostitution du Moyen Âge au xxie siècle, Paris, Dalloz, 2009.

« Prostitution. De la tolérance à la prohibition », L’Histoire, n° 383, janvier 2013, p. 36-65.

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