Peurs nucléaires européennes : du militaire au civil

Le contexte de la guerre froide a favorisé l’émergence de nouvelles peurs en Europe, dont celles liées à l’armement atomique. Scientifiques, pacifistes, citoyens expriment leur émotion, généralement en complément de discours argumentés, face à la menace d’une destruction globale. Un glissement s’opère dans les années 1970 vers les peurs liées au nucléaire civil, que ce soit par la crainte des accidents majeurs ou par la contestation des impacts environnementaux de cette source d’énergie.

Couverture de "La gueule ouverte", périodique écologiste et anti-nucléaire, n°28 du 20 novembre 1974. Source : avec l'aimable autorisation du Musée virtuel Angelo Di Marco
Sommaire

L’histoire des peurs dans les sociétés européennes s’inscrit dans la tradition historiographique des travaux de Jean Delumeau sur les « grandes peurs » de l’époque médiévale, ainsi que l’étude des mobilisations de défense dans le dernier semestre de 1789 en France. Inscrites dans une généalogie des émotions, les peurs nucléaires relèvent également des rapports socio-culturels aux technologies, véhiculant espoirs et défiances. Il convient de distinguer, en tant qu’objets historiques, les peurs des opinions. Les discours technophobes ou « techno-critiques » peuvent utiliser le registre des émotions à des fins de mobilisation militante mais ils s’en distinguent par des formulations argumentées et l’élaboration de propositions alternatives. À la rencontre de l’histoire des sensibilités et de l’histoire des techniques, les peurs nucléaires se fondent sur certaines caractéristiques de cette technologie : invisibilité des radiations, rapport apparemment paradoxal entre l’infiniment petit de la matière et la portée destructrice des usages, durée inconnue des conséquences sanitaires, etc.

 

Le nucléaire destructeur : l’Europe sous la guerre froide

Si les dangers de la radioactivité ont progressivement été mis en évidence durant l’entre-deux-guerres, c’est bien l’explosion des bombes atomiques d’Hiroshima (6 août 1945) et Nagasaki (9 août) qui marque une rupture. La fabrication d’armes nucléaires, dans une logique d’arsenal, opère un basculement dans les rapports internationaux. La doctrine de la « dissuasion nucléaire » s’appuie à la fois sur la rationalité des acteurs (éviter l’autodestruction) et sur les peurs liées à la puissance de la bombe. Dans le contexte de la « guerre froide », l’Europe fait office de terrain privilégié pour une éventuelle troisième guerre mondiale, nécessairement atomique. Les mouvements pacifistes connaissent ainsi une ampleur inédite comme manifestation protestataire contre le conflit à venir. La marche d’Aldermaston, organisée annuellement à partir de 1958, réunit 100 000 Britanniques en 1960 et fait écho au Mouvement pour la paix (appel de Stockholm, 1950) et à ses manifestations, généralement organisées par les partis communistes en France et en Italie, dès 1948. Le Mouvement contre l’arme atomique mène près d’une centaine de manifestations à Pâques entre 1964 et 1967. En France, Grande-Bretagne, RFA, Suède, Suisse, Italie, les années 1960 sont celles d’une coalition hétéroclite d’acteurs impliqués dans un pacifisme anti-nucléaire. Les Églises, notamment en Allemagne (déclaration de Heidelberg, 1959), comme les mouvements protestataires (Provos aux Pays-Bas, 1965-1967) ou les appels de scientifiques (Russell-Einstein de 1955, appel de Göttingen, Jean Rostand) mettent en avant le caractère global de la menace que représentent les armes nucléaires.

Au final, ce n’est pas tant le motif d’Hiroshima que la conviction que l’Europe sera le terrain privilégié d’une guerre potentielle qui suscite l’expression des peurs. Si seules la Grande-Bretagne et la France détiennent un armement atomique propre, l’implantation des missiles SS4, SS5 (soviétiques) et Pershing (américains) concerne en premier lieu l’Allemagne. Le glissement progressif vers une écologie politique dans les années 1970 va être renforcé par la crise des euromissiles. Les traités de contrôle de l’armement nucléaire (Salt I, 1972) ou de non-prolifération (traité de Moscou, 1968) avaient ouvert la perspective d’une Europe certes passive mais préservée par l’équilibre des puissances. La décision de l’URSS de remplacer ses missiles d’ancienne génération par des SS20 en 1977 rompt cette configuration et provoque, par le refus de la signature du traité Salt II (1979) et le remplacement prévu des missiles américains par des Pershing II à partir de 1983, un sursaut des peurs nucléaires, ancré dans une mobilisation de l’opinion publique (350 000 manifestants à Bonn en 1982). La crise des euromissiles articule ainsi les enjeux géopolitiques (discours de François Mitterrand rappelant l’ancrage de l’Europe de l’Ouest dans le camp occidental) et le pacifisme du mouvement anti-bombe (« Plutôt rouges que morts »). La peur de la « destruction mutuelle assurée » (Kissinger, 1979) s’est en grande partie résorbée avec la fin du bloc communiste mais elle resurgit dans les années 2000 autour des craintes d’attentat, craintes justifiées par la nouvelle prolifération nucléaire en Asie.

 

Les peurs civiles : entre accident et quotidienneté

Contrairement à la peur du nucléaire militaire, fondée sur un armement non utilisé en Europe, la peur de la contamination nucléaire est liée aux accidents qui mettent en jeu non seulement la dimension sanitaire de l’accident, mais également l’attitude des autorités politiques accusées de minimiser voire de taire la réalité d’une situation. Dès lors, le nucléaire civil est associé à une opacité de l’information, à une expertise biaisée par les intérêts politiques et à un système technocratique coupé de l’opinion publique. L’accident de Windscale (Royaume-Uni, 1957) a constitué le creuset des peurs en mettant à jour le poids d’un système techno-politique écartant systématiquement toute contre-expertise et toute information fiable des populations (B. Wynne). Si les autres accidents des années 1960 (centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, 1969) n’eurent pas autant d’écho, la mise en œuvre de programmes d’équipement dans la plupart des pays européens suscita de nombreuses oppositions, idéologiquement variées, certains groupes n’hésitant pas à recourir à l’action violente.

L’accident de Three Mile Island (28 mars 1979) relança les coopérations institutionnelles européennes en termes de normes de sûreté. Mais c’est bien l’accident de Tchernobyl (25 avril 1986) qui marqua durablement les Européens. Le parcours du nuage radioactif impliqua l’ensemble du continent, suscitant des réactions contrastées en fonction des pays (principe de précaution en RFA, minimisation des relevés en France). Dans la partie orientale de l’Europe, les omissions et désinformations des autorités soviétiques furent, par la suite, associées à la nature du régime plus qu’à la technologie nucléaire. Événement européen, Tchernobyl marque la perte de confiance dans les autorités en charge du nucléaire civil, favorisant les moratoires ou abandons de cette énergie (Italie). En 2011, l’accident de Fukushima conduit à de nouvelles politiques de retrait partiel du nucléaire (Allemagne), alors que d’autres pays maintiennent cette politique énergétique (France, Royaume-Uni). Force est de constater que, si la peur de l’accident et la prise en compte du risque sont largement partagées en Europe, aucune politique commune européenne n’existe à ce jour en matière d’énergie nucléaire, hormis en termes de gestion de crise.

Au-delà des accidents, le nucléaire civil a également suscité des « peurs citoyennes » (Labbé) définies dans le rapport au risque quotidien. La matérialité du nucléaire civil se concrétise par une modification des modes de vie à proximité des centrales : plans d’évacuation, distribution de pastilles d’iode, exercices réguliers, dispositifs d’information, etc. Toutefois, ce n’est pas nécessairement à proximité des centrales que s’expriment le plus les peurs. Les études d’opinion montrent ainsi un socle d’adhésion au nucléaire dans les pays ayant développé des programmes de grande envergure (France, Allemagne, Belgique) et, au contraire, une opposition plus forte dans les pays qui ont renoncé à cette énergie (Autriche, Italie).

La peur, émotion exprimée face au nucléaire militaire comme civil, n’est pas nécessairement irrationnelle. Insérées dans les enjeux du continent (guerre froide, approvisionnement énergétique, tournant environnemental), les peurs nucléaires épousent les temporalités de la technologie en question. Appartenant au registre des émotions, elles expriment des préoccupations profondes des sociétés à un moment donné mais ne constituent pas la base de mouvements sociaux durables.

Citer cet article

Yves Bouvier , « Peurs nucléaires européennes : du militaire au civil », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12429

Bibliographie

Labbé, Marie-Hélène, La grande peur du nucléaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.

Touraine, Alain, Hegedus, Zsuzsa, Dubet, François, Wieviorka, Michel, La prophétie anti-nucléaire, Paris, Seuil, 1980.

Weart, Spencer R., The Rise of Nuclear Fear, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2012 (1988).

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