Sociétés de radiodiffusion sur ondes courtes exploitées par l’opposition politique portugaise dans les années 1960 et 1970

Durant les années 1960 et 1970, les mouvements politiques clandestins portugais d’opposition à la dictature au pouvoir exploitent deux stations de radio, Rádio Portugal Livre et Rádio Voz da Liberdade. Dans le contexte de la guerre froide, ces stations jouent un rôle important dans la diffusion de versions alternatives des événements se déroulant au Portugal et dans l’arène internationale. L’étude de ces sociétés de radiodiffusion permet de comprendre comment les ondes courtes franchissent les frontières intérieures et extérieures de l’Europe et relient le contexte national au contexte impérial et mondial.

Manifestation anti-franquiste à Madrid, le 7 novembre 1936. Sur la banderole figure l’inscription « Radio-Chamberi », radio communiste madrilène. La Radio Portugal Libre, créée en 1962, s’inspirera de ces radios espagnoles.
Manifestation anti-franquiste à Madrid, le 7 novembre 1936. Sur la banderole figure l’inscription « Radio-Chamberi », radio communiste madrilène. La Radio Portugal Libre, créée en 1962, s’inspirera de ces radios espagnoles. Source : Archives historiques du parti communiste espagnol.
Alvaro Cunhal, leader du parti communiste portugais et habitué de Radio Portugal Livre, en 1980.
Alvaro Cunhal, leader du parti communiste portugais et habitué de Radio Portugal Livre, en 1980. Source : Wikipedia
Sommaire

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Portugal continue d’être gouverné par la dictature de Salazar, connue sous le nom d’Estado Novo [État nouveau]. En 1946, la candidature du Portugal aux Nations-Unies, soutenue par la Grande-Bretagne et les États-Unis, porte un coup d’arrêt à l’espoir de voir instaurer la démocratie dans le pays. En outre, l’idéologie du régime reste largement inchangée pendant l’après-guerre, notamment en ce qui concerne la question coloniale. Pour Salazar, les colonies portugaises font partie intégrante du pays et, malgré la pression internationale, il refuse d’entamer le dialogue avec les mouvements d’indépendance ; la guerre devient alors inévitable. Les combats commencent en Angola en 1961, puis s’étendent à la Guinée-Bissau en 1963, et au Mozambique l’année suivante.

Alors que des milliers de jeunes Portugais sont envoyés combattre en Afrique, les mouvements d’opposition politique, forcés à la clandestinité, considèrent comme essentiel de pouvoir s’adresser directement à la population portugaise. Depuis l’étranger, des radiodiffusions transfrontalières exploitées par l’opposition interne diffusent alors des émissions au Portugal. Auparavant, un phénomène similaire s’était produit en Espagne où le parti communiste avait fondé en 1941 Radio España Independiente [Radio Espagne indépendante].

Rádio Portugal Livre : voix officielle du Parti communiste portugais

La première station créée par l’opposition portugaise à l’étranger est Rádio Portugal Livre [Radio Portugal libre]. Mise en place par le Parti communiste portugais avec l’aide de l’Union soviétique, diffusant depuis Bucarest en Roumanie, elle commence à émettre en mars 1962.  Toutefois, son origine est tenue secrète.  Le leader du Parti communiste portugais, Álvaro Cunhal, s’exprime fréquemment à ses micros pour véhiculer ses idées sur la situation politique. Par exemple, en septembre 1968, quand Marcello Caetano remplace Salazar à la tête du gouvernement, Cunhal utilise la station pour confirmer que, malgré la phase plus libérale dans laquelle l’Estado Novo prétend être entré, le parti poursuivra ses activités clandestines contre le régime. Bien qu’elle se présente comme « une radio portugaise au service du peuple, de la démocratie et de l’indépendance nationale ! », Rádio Portugal Livre est à l’évidence la voix du Parti communiste ; c’est pourquoi le nombre de ses auditeurs est surtout limité aux personnes impliquées dans des activités contre le régime au pouvoir.  

Sa réception n’est pas toujours nette, mais il est possible la plupart du temps d’écouter ses émissions sans grandes difficultés. Dans un premier temps, la station émet quotidiennement pendant deux tranches horaires, de 15h10 à 15h40 et de 22h15 à 22h45. Les transmissions se développent les années suivantes, atteignant trois heures de programmation par jour durant l’été 1967.

Rádio Portugal Livre fonctionne avec une petite équipe de sept à huit personnes qui collecte les informations et événements ayant lieu au Portugal afin de familiariser les auditeurs avec les éléments non transmis par la presse et les stations locales. Dans les émissions, toutes les manifestations contre le régime reçoivent une attention particulière, y compris les luttes estudiantines et les grèves qui se multiplient dans différents secteurs pendant les années 1960. La guerre coloniale et l’isolement international du pays représentent également des thèmes récurrents, l’accent étant mis sur les pertes humaines portugaises et les projets des mouvements d’indépendance. En effet, tout au long de son histoire, la station diffuse plusieurs entretiens avec les chefs des mouvements d’opposition en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique.

Pendant ses douze années d’antenne, l’objectif de la station est de promouvoir le renversement de l’Estado Novo et l’établissement d’un régime communiste. À cette fin, les nouvelles diffusées s’opposent non seulement au gouvernement de Lisbonne mais également aux puissances de l’Ouest qui, selon ces émissions, ne font que profiter du Portugal et de son peuple. Dans un entretien en 1972, Cunhal accuse l’Estado Novo de transformer le pays en un « repaire pour les monopoles internationaux et en un tremplin militaire pour les cercles les plus agressifs de l’impérialisme ». 

De Rádio Voz da Liberdade à Rádio Revolução : les diffusions depuis l’Algérie

Dans l’année qui suit la création de Rádio Portugal Livre, une seconde radio, gérée par des Portugais exilés, commence également à émettre par ondes courtes et moyennes.  Dénommée au début Rádio Voz da Liberdade [Radio voix de la liberté], elle est fondée par le FPLN [Front patriotique de libération nationale] avec le soutien du gouvernement algérien. Le FPLN est créé en décembre 1962 dans une tentative de regrouper plusieurs mouvements politiques en une seule organisation. Le Front doit souvent faire face à des tensions internes, plusieurs entités membres se retirant de l’organisation au fil des années. Ces tensions atteignent leur point culminant quand le Parti communiste quitte l’organisation en 1970. Il reste alors sous contrôle de partisans d’une action directe et devient le Parti révolutionnaire du prolétariat. Ce mouvement d’extrême gauche renomme la station Rádio Revolução [Radio révolution].

Malgré toutes les agitations affectant le FPLN, Rádio Voz da Liberdade attire un nombre important d’auditeurs au Portugal, notamment après l’avènement de Marcello Caetano à la tête du gouvernement. Toutes les informations indiquent qu’elle compte plus d’auditeurs que Rádio Portugal Livre, bien que le nombre de ses émissions soit toujours limité. Après une première période durant laquelle elle diffuse uniquement une émission par semaine le samedi soir, une seconde émission est ajoutée le mercredi au cours de l’été 1965. 

Comme pour Rádio Portugal Livre, les émissions depuis Alger insistent sur les guerres coloniales, en diffusant des reportages sur les actions des mouvements d’indépendance et des entretiens avec des soldats capturés par les forces indépendantistes. Les prisonniers y racontent comment ils ont été capturés et dépeignent l’humanité de leurs ravisseurs, soulignant combien ils sont bien traités depuis qu’ils ont été forcés d’abandonner les opérations de guerre. En plus de démontrer que la dictature de Salazar précipite le pays dans une guerre vide de sens, Voz da Liberdade assimile souvent la lutte dans les colonies portugaises au conflit Est-Ouest. En effet, selon Voz da Liberdade, l’effort de guerre portugais intéresse les puissants pays de l’Ouest, principaux fournisseurs d’armes et de munitions du gouvernement de Lisbonne. Ainsi, l'accusation selon laquelle le gouvernement de Salazar cède à l’impérialisme américain est récurrente dans ces émissions. 

Pendant les années 1960 et au début des années 1970, les guerres coloniales représentent la cause principale des manifestations contre le régime ayant lieu dans le pays. Par conséquent, elles deviennent le sujet central des programmes des deux stations. En outre, elles sont le point faible de l’Estado Novo, car presque toutes les familles comptent des jeunes combattants en Afrique. Les guerres coloniales concernent donc directement les auditeurs. 

Bien que tous les témoignages indiquent que Radio Portugal Livre et Voz da Liberdade Radio ne comptent pas un nombre important d’auditeurs, elles jouent néanmoins un rôle décisif, permettant à une grande partie de l’opinion portugaise de prendre conscience de l’agenda des mouvements d’indépendance dans les colonies africaines. D’autre part, même si l’on ne peut affirmer que ces émissions jouent un rôle direct dans le renversement de l’Estado Novo le 25 avril 1974, elles ont néanmoins certainement attisé les sentiments d’opposition à la dictature et remonté le moral des personnes impliquées dans la déstabilisation du régime autoritaire.

Traduit de l'anglais par Alia Corm

Citer cet article

Nelson Ribeiro , « Sociétés de radiodiffusion sur ondes courtes exploitées par l’opposition politique portugaise dans les années 1960 et 1970 », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12491

Bibliographie

Oliveira, César, « Rádios Clandestinas », dans F. Rosas et J. M. Brandão de Brito (dir.), Dicionário de história do Estado Novo, Venda Nova, Bertrand, 1996, p. 811.

Raby, L. David, Fascism and Resistance in Portugal : Communists, Liberals and Military Dissidents in the Opposition to Salazar, 1941-1974, Manchester, Manchester University Press, 1988.

Ribeiro, Nelson, « Undermining a Dictatorship : International Broadcasts to Portugal, 1945-1974 », dans A. Badenoch, A. Fickers, C. Henrich Franke (dir.), Airy Curtains in the European Ether. Broadcasting in the Cold War, Baden-Baden, Nomos-Verlag, 2013, p. 51-76.

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